Le P. Emile Gabel (1908–1968) Pionnier d'une « presse catholique du Peuple de Dieu"
Conférence prononcée le 16 mars 2010, par Michel Kubler, assomptionniste et ancien rédacteur en chef religieux de La Croix, pour le bicentenaire Emmanuel Alzon.
Introduction
Pour ce 3e épisode de la saga des Assomptionnistes de la Bonne Presse, illustrée à travers quelques-unes de nos grandes figures, c’est un personnage quelque peu différent des deux premiers que je suis chargé de vous présenter. Après le P. Emmanuel d’Alzon, fondateur de la congrégation mais non directement de cette « bonne » maison, après le P. Vincent de Paul Bailly, véritable créateur de presse et journaliste militant (jusqu’à l’excès), voici un homme dont le nom est connu de beaucoup, tant il est devenu une référence quasi mythique... Nous n’avons cependant pas fini de prendre la mesure du rôle qu’il a pu tenir, non seulement dans la vie d’un journal comme la Croix et d’une maison comme la nôtre (si du moins vous me permettez de me compter encore parmi les vôtres ?), mais dans la presse catholique internationale, voire à l’échelle de l’Eglise universelle.
Je ne suis pas un spécialiste de la vie et de l’œuvre du P. Emile Gabel : d’autres que moi (tels Ch. Monsch ou Ch. Ehlinger, pour ne parler que d’anciens de Bayard ayant collaboré avec lui, ou Jean-Marie Brunot, au titre de l’Ucip) auraient plus d’autorité pour cela. Ma présence peut s’excuser par le fait que j’ai porté le même titre que lui (mais être « rédacteur en chef » à la Croix, pour un assomptionniste, signifiait jusqu’en 69 être seul maître à bord de la rédaction), ou parce que j’ai vécu dix ans avec son frère Auguste, lui aussi assomptionniste... Sans parler de la fibre alsacienne que je partage avec cet enfant de Drusenheim, village tout proche de Rohrwiller où naquit son successeur Antoine Wenger, autre immense AA de cette maison (qui aurait mérité lui aussi de figurer dans cette galerie de portraits... mais il est vrai qu’il a eu droit à de vibrants hommages lors de son décès il y a moins d’un an : il attendra donc le centenaire suivant...)
Une existence mouvementée
La vie d’Emile Gabel est jalonnée de bien des chocs... Comme si cet homme au tempérament trempé (certains diront ‘colérique’. Ne les écoutez pas, ils ne connaissent rien aux Alsaciens !) ne pouvait pas franchir sans heurts les étapes de son existence... On pense bien sûr d’emblée aux circonstances tragiques de sa mort, dans le crash du Boeing 707 d'Air France (vol 212 Caracas-Paris) qui percuta le volcan de la Soufrière en Guadeloupe (sans doute une erreur de pilotage dans la descente sur Pointe-à-Pitre) : c’était le 6 mars 1968, Emile Gabel, qui rentrait d’un voyage en Amérique latine pour le compte de l’Ucip (Union catholique internationale de la presse, dont il était le secrétaire général depuis octobre 1957), n’avait pas 60 ans.
Mais déjà onze ans auparavant, son départ de la Croix, officialisé le 10 janvier 1957, s’était produit sous la forme d’un vrai traumatisme pour lui : il sera resté à peine sept ans à la tête du journal - mais quelles années ! Après un coup de semonce du Vatican en 1955 (notamment au sujet de Luc Estang), il est limogé par ses supérieurs AA de ce lieu auquel il s’était totalement donné (il y a quelque chose de dramatique jusque dans les interprétations qui ont couru au sujet de ce départ forcé, et dont je reparlerai : intervention de la Curie ? tensions au sein de la rédaction ? absence forcée pour raisons de santé, mal acceptée en pleine préparation de nouvelle formule... Charles Ehlinger a fait la part du délire et de la réalité dans cette affaire).
Peut-on dire que même son arrivée à la responsabilité du journal, en octobre 1949, avait eu sa part de drame ? Non quant à son parcours personnel, certes, puisqu’il faisait déjà partie de la Bonne Presse depuis 1943 - d’abord comme directeur des éditions (le futur Centurion), puis au quotidien lui-même, dont il intégra la rédaction en 1945. Mais son accession à la tête du journal fut provoquée par le décès en fonctions, à 74 ans, du P. Léon Merklen, qui en était le rédacteur en chef depuis 1927 (encore un géant, méconnu celui-là, imposé par Pie XI à la tête du quotidien pour le faire virer de l’Action française à l’Action catholique... ce qui nous sauva !). Je ne saurais dire jusqu’à quel point c’était déjà dans l’idée de le lui faire succéder un jour que le P. Gabel avait été placé là, mais c’est en tout cas ce qui arriva.
On pourrait même dire que déjà tout le début de la vie d’Emile Gabel a été placé sous le signe des déchirures. Naître Alsacien en 1908 (le 1er novembre) signifiait être sujet du Reich allemand. Or, suite à des tensions syndicales, son père (ardent militant chrétien social) quitta l’Alsace pour la Meurthe-et-Moselle en 1913, les enfants restant au village; la famille se reconstitua en 1918, pour partir s’installer en Moselle. Emile développera, à partir de tous ces ballotements, un ardent engagement européen qu’il traduira dans les colonnes de la Croix, alors que les nations qui s’entretuaient commençaient à se rapprocher dans les années 50.
Un parcours intellectuel
Coïncidence heureuse : c’est dans la cité de Robert Schuman, Scy-Chazelles (près de Metz) que le jeune Emile entre en 1920 – il a 12 ans - au petit séminaire assomptionniste (alumnat). Commence alors un long et riche parcours intellectuel et spirituel, qui le verra finir ses études secondaires à Miribel-lès-Echelles (Isère), faire son noviciat assomptionniste à Taintegnies (Belgique – premiers vœux le jour de ses 18 ans, sous le nom de religieux de Gunfrid) puis étudier la philosophie au début des années 30 à Saint-Gérard et (après son service militaire à Lille) la théologie à Louvain et Strasbourg. Il est ordonné prêtre le 16 avril 1934.
Ses supérieurs le décrivent alors ainsi : « Religieux distingué, d'une belle intelligence, d'une grande ouverture et franchise, le Frère Gunfrid souffre d'un bégaiement en public. Il est doué pour rendre de grands services en toute sorte d'œuvre. Nous le voyons bien dans un apostolat intellectuel par exemple dans une maison de haute éducation » (Fulbert Cayré). On le destine à l’enseignement de la théologie dans les scolasticats de la congrégation. C’est ce qu’il fit de 1935 à 1939 au sein de la maison d’études de Lormoy (Essonne), centrant son enseignement sur l’ecclésiologie (avec une insistance, reprise des Pères par des théologiens modernes comme Moehler, sur l’Eglise comme corps mystique et sacrement du salut, qui anticipait déjà Lumen gentium). Parallèlement, il exerce le ministère d’aumônier au sein de la JAC et auprès des enseignants chrétiens du diocèse de Versailles. Cette expérience pastorale marquera son enseignement, où il eut le souci de croiser l’approche dogmatique avec les réalités sociales et religieuses – une sorte de « théologie pratique » avant l’heure.
C’est de là qu’il sera appelé en 1943 pour rejoindre la Bonne Presse – non pas à Limoges où le gros des effectifs (dont la Croix) s’était replié, mais à Paris, où le secteur des éditions, non directement concerné par les menaces sur la presse, était resté. Dès le quotidien revenu dans la capitale, le P. Merklen appela son confrère (et compatriote) dans son équipe, pour lui confier l’importante page doctrinale du journal, alors intitulée « La pensée religieuse ». Il signera aussi d’autres articles - surtout des billets -, sous le pseudonyme de « Franchepré ». La franchise était d’ailleurs un des traits du caractère trempé de cet homme, que ceux qui l’ont côtoyé décrivent comme une personnalité puissante: physiquement solide, très myope (les verres-loupes de ses lunettes lui font le regard perçant), c’est un timide intimidant, qui passe pour être autoritaire, ne sachant pas très bien déléguer. Comme d’autres, il masquait sa grande affectivité (il était très attentif aux personnes) derrière un masque autoritaire, et son premier abord était plutôt rude : Jean Boissonnat le surnomme le « prêtre-patron »...
C’est donc en tant que théologien que le P. Gabel est devenu journaliste, puis rédacteur en chef (aventure qui est arrivée à quelques autres ensuite, tous ne l’ayant pas autant désirée que lui : Wenger, Chenu... Quant à un certain Greiner, vous lui poserez la question !). C’est ainsi que, de même qu’il avait enseigné la théologie en confronter sa pensée à l’expérience du terrain, de même il lira toujours les événements en donnant à son œuvre journalistique une consistance théologique.
La marque la plus visible du nouveau rédacteur en chef – poste auquel le P. Gabel, selon son successeur Antoine Wenger, aspirait profondément, et qu’il cumula d’emblée avec la fonction de directeur doctrinal de l’ensemble de la Bonne Presse – sur le journal est le changement de la maquette et le rajeunissement de la rédaction. En 1951, il fait passer la Croix de quatre à six pages (fin 1956, la pagination passera à huit : elle aura donc doublé sous son mandat). Il introduit des rubriques sport, cinéma, théâtre, voire mode. En 1955, de manière significative, il remplace la rubrique «A travers les missions » par une page « L’Eglise dans notre temps », pour, écrit-il, « accorder l’angoisse apostolique de nos lecteurs aux dimensions nouvelles du monde ». Et il crée un service d'informations générales, chargé de traiter de sujets jusqu'alors négligés, comme les sciences et les techniques.
Côté journalistes (la rédaction en comptait à l’époque une petite vingtaine), dans la logique de son engagement d’Action catholique, il a fait entrer à la Croix toute une génération de jeunes militants issus notamment de la JAC et de l’ACJF (via Roger Lavialle, qui en avait été le secrétaire général) : c’est le P. Gabel qui recruta les Jean Boissonnat, Lucien Guissard, André Géraud et autres Noël Copin (excusez du peu !) – sans parler du culot qu’il fallut pour recruter la 1ère femme journaliste à la Croix, Geneviève (Honoré-)Lainé (dès 1950 ?). Le problème fut que cette nouvelle vague, suscitée par ce leader au style séducteur (malgré sa grosse difficulté d’élocution), allait se soulever contre lui – non sa pensée, mais son mode de gouvernement autoritaire... Il n’avait, par exemple, pas su mettre en place des chefs de service au pouvoir subsidiaire.
Dans la logique « gabélienne » du lien entre la foi et l’actualité, il fut le premier rédacteur en chef à cultiver les relations extérieures, dans le monde politique aussi bien qu’ecclésiastique : proche du MRP et de l’épiscopat, il récupérait chez Schuman les télégrammes reçus au Quai d’Orsay (pour en faire profiter le journal) et allait au moins une fois par mois au rapport chez le nonce Roncalli (futur Jean XXIII)... sans parler de sa complicité avec Mgr Villot, alors secrétaire de l’épiscopat (futur secrétaire d’Etat du pape) et de sa proximité avec Mgr Montini (futur Paul VI) : sacrée brochette, avec laquelle le P. Gabel a eu le souci d’entretenir des contacts que l’on taxerait aujourd’hui de connivence, à la limite de la déontologie... mais peut-être était-ce aussi l’époque – marquée par une mentalité à la fois « IVe République » et
pré-Vatican II – qui favorisait cela ? Songez qu’en ce temps-là, le correspondant de la Croix à Rome ne s’appelait pas « M. » Goubert, Pitette ou Mounier, et encore moins « Mme » de Gaulmyn, mais « Mgr » Fontenelle ou Glorieux, deux authentiques prélats de cour, membres de la curie romaine : on voit la liberté de plume et d’esprit dont ils disposaient !
C’est aussi, je crois, à travers cette grille de lecture (lien à établir entre doctrine et événement) qu’il est intéressant de reprendre les grandes interventions d’Emile Gabel à la une de la Croix, face à l’actualité souvent brûlante, en ces années 1950, tant dans l’Eglise que dans le monde : c’est l’époque de la Guerre froide à l’échelle de la planète, des guerres d’Indochine puis d’Algérie pour la France, de l’émergence des indépendances africaines... Quant à l’Eglise, elle n’est pas extérieure à toutes ces tensions, tout en traversant ses propres crises, certaines ouvertes (condamnation de théologiens par Pie XII, interdiction des prêtres-ouvriers), d’autres larvées, comme les mouvements controversés de réforme liturgique, biblique et catéchétique, les controverses sur l’art sacré, la formation d’un œcuménisme catholique... L’Hexagone ne fut pas au dernier plan de ces remous (cf. E. Fouilloux : « Au cours des années 1950, la fille aînée de l’Eglise redevient son enfant terrible. Un festival d’entreprises socio-politiques, intellectuelles ou apostoliques y suscite des tensions internes et réveille à Rome une défiance qui se traduit par des sanctions, pour la 3e fois en un demi-siècle, après les crises du modernisme et de l’Action française. » - in 100 ans..., p. 322) Une décennie de chamboulements, tant politiques que religieux.
La Croix se trouvera au cœur de nombre d’entre eux, et le P. Gabel aux premières loges, voire intervenant sur la scène ! Ses choix éditoriaux sont suivis de près, aussi bien par Rome (cf. ses rendez-vous réguliers avec le nonce, qui d’ailleurs ne servaient pas uniquement à chercher les consignes, mais aussi à plaider tel ou tel aspect de l’Eglise de France mal compris à Rome) que par les différents courants du catholicisme de l’époque. Sa ligne ? C’est, plus ou moins toujours, le ni/ni : ni progressisme ni fixisme ! Ce qui constitue – hier comme aujourd’hui ! – le meilleur moyen d’être critiqué à tous les coups. En témoigne une lettre désabusée de Gabel en1952 : « Quand la Croix ne prend pas position, on la traite ‘d’invertébrée’ ; quand elle prend position, les uns l’assimilent à ‘l’inquisition’ et les autres voient ‘des relents de progressisme’... » (cité par Fouilloux dans 100 ans..., p. 327)
Voyons ce que cela peut donner à travers quelques (rapides) exemples – en sachant que la méthode « Croix » de ces années-là, face aux problèmes de la société mais surtout de l’Eglise, consistait à fixer une ligne à travers force éditos et textes du Magistère... mais en se montrant très économe quant aux données elles-mêmes de tous ces problèmes (par exemple, le journal fera l’éloge de l’encyclique Humani generis, en 1950 (Pie XII) mais passera sous silence les interdictions d’enseigner signifiées aux jésuites de Fourvière que ce texte condamnait... Elle en dira davantage sur les purges dominicaines en 1953).
Ainsi donc :
= sur la paix, dans un monde traversé par de graves tensions : il signe ainsi, le 14 mai 1950, un vigoureux édito consacré à l’appel de Stockholm (suscité par le Parti communiste pour faire interdire les armes atomiques, et que rejoignaient des chrétiens de gauche), qu’il intitule : « Faut-il signer ? » Non : « Nous sommes pour la paix, mais non pour la paix des dupes. Stockholm est un panneau publicitaire. Il ne faut pas donner dans le panneau. » (Le P. M.-D. Chenu, lui reprenant l’image du « panneau-réclame » pour l’athéisme, lui répliquera vivement : que faites-vous de « la grande aspiration humaine que ce ‘panneau’ exprime » ?)
= Sur l’Europe : on trouve un bon exemple de son positionnement à l’occasion du débat sur la Communauté européenne de défense (CED). Alors que l’Assemblée s’apprête à en rejeter le projet en 1954, Gabel fait valoir que l’avenir est pourtant à la réconciliation des ennemis de la veille, ce qui passe par un dépassement des préjugés : « La géographie cordiale de l’Europe sera le fruit d’une longue patience, c’est-à-dire d’un long combat contre nos préjugés égoïstes. Il faut vaincre les nôtres et ne pas décourager les Allemands de vaincre les leurs. » Et la Croix, dans l’édito de son rédacteur en chef, affirme clairement cette conviction : « Tous les événements poussent l’Europe vers une organisation supranationale » : signer cela le 22 septembre 1954, voilà qui n’est pas si mal ! Signalons aussi, à ce propos, que c’est le P. Gabel qui fut à l’origine d’une belle initiative de rapprochement entre ces deux peuples, en lançant des rencontres franco-allemandes annuelles de journalistes catholiques, alternativement sur l’une et l’autre rive du Rhin : elles durèrent jusqu’à la fin des années 1990, et je me souviens d’en avoir tiré grand profit !
= Sur la crise des prêtres-ouvriers : Gabel perçoit d’emblée à la fois les chances mais (fibre hiérarchique oblige ?) les dangers de cette expérience, dont elle parle cependant assez peu avant la crise, et où l’Eglise de France sera aux avant-postes : quand le Vatican prononce la 1ère interdiction des « PO », en septembre 1953, il signe un édito favorable au principe d’une telle présence : « L’Eglise veut donner au monde ouvrier des prêtres » (il souligne ce terme), mais pour qu’ils en soient les « rédempteurs », et non pas des « libérateurs » - autrement dit, pour y exercer leur fonctions de prêtre et non pas celle de militants syndicaux et encore moins politiques, surtout dans la mouvance marxiste... Il adopte ainsi le point de vue de Rome, avec une logique qui n’est pas celle de Rome : son souci à lui est de promouvoir un laïcat vraiment responsable, aux côtés duquel le clergé a un rôle d’accompagnement (par la formation, la célébration...) et non de substitution. C’était pour lui, à la limite, une décision nécessaire pour éviter un nouveau cléricalisme.
Un autre édito sur le sujet fera du bruit, le 11 octobre cette fois : titré « Trop parler nuit », il justifie le silence du journal quant à certaines informations sur ce dossier qui, sorties chez des confrères, n’étaient, pour le rédacteur en chef de la Croix, que des « révélations » orchestrées pour forcer la main à l’Eglise de France dans sa confrontation avec Rome. Etienne Fouilloux notera que ce douloureux dossier des « PO » est révélateur de ce qu’il appelle « la manière Gabel », très réussie, de « toujours prendre de la hauteur et ramener ses lecteurs au cœur du problème de l’Eglise (in Cent ans de l’histoire de La Croix, p. 443).
= Sur le rapport à Rome, précisément : ces prises de position un peu « équilibristes » (on en a vu d’autres depuis !) ne résume pas la manière dont, selon Gabel, il convenait de se rapporter au centre de la catholicité. Son édito du 26 avril 1952, titré « Tout Rome n’est pas Rome » (ça rappelle un adage alzonien...), dénonce ainsi des « débordements » de la Curie, mais c’est pour relativiser une polémique qui montait en France (une condamnation de la psychanalyse par un prélat romain, en l’occurrence) et dégonfler une baudruche vaticane (il s’agissait du futur cardinal Felici). Le discours est toujours habilement balancé : d’un côté, « C’est une erreur et un danger de croire qu’au moindre article et à la première réserve de tout théologien, moraliste, canoniste résidant à Rome, il nous faille rectifier nos positions, tomber au garde-à- vous, nous incliner devant son verdict. » Mais, de l’autre côté, il ajoute : « Si les journalistes et le public français examinaient, la tête froide, l’autorité et les intentions de celui qui parle, si donc ils savaient, en définitive, distinguer entre Rome et Rome, cette affaire aurait été réduite à ses exactes proportions » (vous aurez noté la maxime « distinguer entre Rome et Rome » : à graver en lettres d’or au fronton du service Religion !)
= La guerre d’Algérie : le P. Gabel n’en connut, à la tête du journal, que les deux premières années (si on en situe le début à la fin 1954), mais ce ne furent pas les plus faciles en termes de discernement de ce que le Concile allait appeler les « signes des temps ». Ainsi signa-t-il le 11 octobre 1955 un édito titré « Les jeunes du contingent doivent-ils obéir ? », et qui eut un
certain retentissement. Après avoir mentionné les raisons positives d’une telle objection de conscience de la part de chrétiens (notamment), eu égard à ce que l’on commençait à savoir sur certaines modalités de la « pacification » en Afrique du Nord, il conclut pourtant au devoir d’obéissance, faisant valoir que la présence sur le terrain n’incluait pas de soi la participation à des crimes de guerre, et qu’une désobéissance généralisée ne règlerait rien à des problèmes que l’on ne peut pas imputer à la seule responsabilité de la France. En cet automne 1955, la Croix reconnaît certes explicitement, sous la plume de son rédacteur en chef, « les aspirations des peuples à une légitime indépendance », mais cette donnée est encore loin de l’emporter sur les autres composantes du drame qui meurtrissait alors l’Algérie.
= Un autre événement encore est à signaler ici pour expliciter la vision qu’avait Emile Gabel du rapport entre la foi et l’actualité, mais il concerne cette fois la vie du journal lui-même : c’est le retrait du crucifix en première page du journal, où il figurait depuis sa création. Il faut se souvenir que les PP. Picard et Bailly ne l’y avaient pas installé par simple piété, et encore moins par souci de faire joli, mais pour maintenir visiblement présent, dans un espace public français de plus en plus sécularisé, ce crucifix que la loi venait d’interdire dans les écoles, les hôpitaux ou encore les tribunaux de la République laïque. D’où la dimension très fortement symbolique du retrait de ce même visuel, dont vous savez qu’il a été effectué en deux temps : d’abord dans les éditions de région parisienne (à l’occasion d’une nouvelle formule, lancée le 19 novembre 1956 – journal daté du 20) puis pour celles de province (mais ce sera déjà sous le mandat du P. Wenger, le 11 juin 1957, et sans grands émois cette fois). Dans une lettre au délégué du supérieur général (P. Bruno Linder), le rédacteur en chef justifie ce retrait – mais aussi l’ensemble du nouveau dispositif : mise en page renouvelée, rubriques nouvelles, etc. – d’abord par des raisons économiques : il s’agissait de doper la vente au numéro dans un bassin de population majeur où la Croix ne vendait alors que très peu d’exemplaires (à peine quelques milliers au total, kiosques + abonnés). Son argument : « Il s’agit de savoir si nous voulons être fidèles matériellement à un passé ou bien si nous voulons obtenir un rayonnement plus large de notre journal. » Tout le monde ne suivit pas : il y eut des centaines de désabonnements.
Le cœur de l’enjeu était plus fondamental. Plus tard, en 1966, Emile Gabel le dira : « Il s’agit, pour la communauté chrétienne, non plus de déployer son drapeau, mais d’être présente et agissante partout. Faire disparaître le crucifix du journal la Croix, cela n’a pas été pour moi une simple mesure tactique de diffusion, cela voulait être le symbole de l’adaptation à une situation nouvelle de l’Eglise de France. C’était la rencontre profonde de la fonction d’un journal catholique avec la société, et il fallait que même extérieurement la Croix ne présente pas une forme dépassée de la société » (conférence à Royaumont, cf. L’enjeu des média, p. 129 – ça rappelle des questions que se posent actuellement nos évêques sur l’identité catholique dans une société sécularisée...). Car il s’agissait aussi de l’image globale d’un journal qui, grâce à lui en bonne partie, avait obtenu droit de cité dans les revues de presse radiophoniques et commencé à retrouver une partie des abonnés perdus : en ouvrant plus le quotidien à l’ensemble de la vie du monde et pas seulement au religieux, en élargissant l’information religieuse à l’ensemble de la vie des fidèles et des communautés (y compris à l’échelle mondiale, en consacrant par exemple des pages hebdomadaires aux jeunes Eglises naissantes) et pas seulement à l’actualité romaine, il a réussi, dès le début des années 50, à redresser une courbe des ventes qui était alors en baisse constante depuis les années 30. Sa hantise - qui peut nous faire sourire aujourd’hui, mais qui constituait alors pour lui une vraie angoisse, à la fois économique et ecclésiologique – était de faire de la Croix non plus essentiellement le quotidien des presbytères et des couvents, mais de tout « honnête catholique » (je l’entends au sens de l’honnête homme, bien sûr).
Une pensée innovante, mais datée
L’originalité d’Emile Gabel, en tout cas pour son époque et à l’échelle de l’Eglise catholique, fut de ne pas se contenter d’avoir la plume théologienne (ce qui n’est déjà pas si mal !). Ce fut d’abord de rendre concrète l’aspiration d’une opinion catholique à s’exprimer de manière légitime. Il le fit, on l’a dit, dans les colonnes des journaux (après son départ contraint de la Croix, il écrivit un temps dans Témoignage chrétien, puis éditorialisa pour Le Courrier de Genève et dirigea l’agence Ocipe à Strasbourg, avant se consacrer totalement à l’UIPC, qu’il fera évoluer en « UCIP » : tout un symbole, là encore, de sa volonté d’élargir le cercle au-delà des titres labellisés cathos, pour s’ouvrir à l’ensemble des catholiques œuvrant dans la presse, confessionnelle ou non), comme dans ses relations avec les instances ecclésiales mais aussi politiques. Sans parler de sa passion d’aider les pays et les Eglises du Sud (Afrique et, surtout, Amérique latine – les évêques allemands lui donnèrent mandat pour cela dans le cadre de leur importante agence de développement Adveniat) à se développer, particulièrement dans le domaine des médias.
Pie XII, on le sait, avait dès 1950 béni une telle aspiration en appelant de ses vœux la formation d’une véritable « opinion publique » au sein de l’Eglise, notamment par la voix de la presse confessionnelle (discours au 3e congrès de la presse catholique). Mais les mentalités vont parfois moins vite que le Magistère romain... et le P. Gabel consacra une grande partie de son énergie à démentir, par le verbe et par les faits, le cliché selon lequel la Croix serait le journal officieux de la hiérarchie catholique (cliché dont nous savons combien, aujourd’hui encore, il a la vie dure...). Il le fit en faisant preuve d’indépendance à maintes reprises (au point, je l’ai dit, que beaucoup ont longtemps cru que son départ du journal avait été exigé par le Vatican), mais surtout en produisant une pensée sur le droit à l’information dans l’Eglise et, par là, sur la place d’une presse authentiquement confessionnelle sans être le moins du monde officielle. Ce qu’on a pu appeler une « presse catholique au service du peuple de Dieu » et en prise sur le monde : c’est ainsi qu’on a pu dire, au moment de sa mort, qu’il a fait de la Croix « un journal qui avait épousé son siècle ».
Véritablement innovateur, il le fut en effet dans son projet d’élaborer une réflexion globale sur le sens et la portée d’une présence chrétienne dans la presse. En cela aussi Gabel était de son époque, mais à la pointe, puisqu’au même moment d’autres théologiens avaient commencé à mettre au point ce qu’on a appelé une « théologie des réalités terrestres », une réflexion systématique sur les enjeux théologiques propres à certains domaines de la vie des hommes et du monde : le dominicain Marie-Dominique Chenu (sans parenté avec notre frère Bruno) avait ainsi élaboré une « théologie du travail » qui a marqué son temps.
C’est dans le même esprit que Gabel entreprend de jeter les bases d’une théologie des médias (expression qu’il n’utilise pas lui-même), mais sans parvenir - faute de pouvoir s’y investir plus à fond – à lui donner une allure véritablement organisée : il semble qu’il y travaillait au moment de son décès, puisqu’on a trouvé dans ses affaires l’ébauche de ce qu’il avait intitulé des « Jalons pour une théologie de la communication sociale ». Il faudra donc se contenter (et c’est déjà beaucoup !) des pistes de réflexion qu’il a accumulées au gré de conférences et de publications, surtout dans le cadre de l’Ucip : autant d’éléments qui, réunis par ses amis après sa mort, formeront ce fameux volume, que vous avez tous pour livre de chevet : L’enjeu des média (Mame, 1971). A l’examen, on voit qu’il s’agit davantage, en fait, de principes généraux qui sont énoncés, plutôt que d’une doctrine théologique savamment élaborée.
Essayons de résumer cette pensée par ses principaux accents :
= le cadre général en est le monde du XXe siècle, marqué par des progrès techniques sans précédents, parmi lesquels les médias ont une valeur de paradigme pour ce qu’ils font de l’humanité : « L’homme moderne, écrit Gabel, est marqué par les moyens de communication sociale dans sa structure intérieure ; le monde de ses connaissances, de ses émotions, de ses valeurs est en continuel devenir et dilatation. L’homme se sent au seuil d’un monde nouveau. Déjà, il y entre... » On n’est pas loin d’une vision providentialiste des médias, tel que le magistère de l’Eglise lui-même, dès l’invention des médias audio-visuels, les a envisagés pour être des « haut-parleurs » (sic) de leur message... sauf que Gabel, lui, comme on va le voir tout de suite, ambitionne moins de relayer une doctrine hiérarchique abstraite que la vie concrète !
= sur fond d’une telle vision du monde s’inscrit le propos lui-même (synthétisé dans un article programmatique paru dans les Etudes de juillet-août 1963, intitulé « Le droit à l’information dans la Cité et dans l’Eglise » - repris dans L’enjeu des média, pp. 276-290) est le suivant : « Le problème de l’information dans l’Eglise doit être posé, non pas seulement dans la perspective de l’institution, ou en fonction de la hiérarchie, comme on l’a fait trop souvent, mais aussi – je ne dis pas uniquement – dans la perspective de la Communauté, et donc en fonction du peuple chrétien. Car celui-ci a, dans l’Eglise, sa vie, sa place, et ses droits. »
= il faut ajouter aussitôt une mission supplémentaire assignée à la presse catholique, c’est d’être – carrément – un acteur du salut du monde. Selon Gabel, « il ne s’agit pas pour le journaliste de proclamer la vérité en elle-même, dans l’absolu de son essence métaphysique, mais bien plutôt de découvrir et de faire découvrir la vérité dans son incidence, dans son éclatement sous nos yeux... C’est dans cette histoire concrète, à travers elle et par elle aussi, que se réalise le salut du monde » (4e congrès de l’UIPC, Paris 1954) Le leitmotiv d’Emile Gabel était que, de cette façon, la presse catholique joue son rôle (et doit être reconnue dans ce rôle) de « rencontre entre l’Eglise et le monde ».
= s’ensuit un corollaire immédiat : un journal qui se veut catholique peut, et même doit « être l’expression de la vie, des préoccupations, des besoins, des élans du peuple chrétien, au lieu d’être conçu d’abord comme un organe de transmission des messages de la hiérarchie, comme le miroir de ses activités ». Cela ne signifie évidemment pas, du point de vue de Gabel, qu’un tel journal puisse s’ériger à son tour en lieu de pouvoir. Notre valeureux ancien se définissait plutôt comme un « rebelle obéissant » (expression de lui-même ? ou de Wenger à son sujet ?), ce qui se définit un programme à la fois exigeant et rassurant. Au passage, il développe sa vision passionnée d’une Eglise à l’écoute du monde grâce aux médias, ce qui est innovant pour son époque : « Il faut que, par la presse, le chrétien entende les voix qui, dans les remous et les devenirs de notre temps, sont des appels adressés au christianisme. » Sur ce point, la réflexion de Gabel suit celle du P. Lebret sur le développement intégral, qui inspirera Paul VI pour Populorum progressio, en l’adaptant à son objet : la presse catholique, écrit notre ancien, « doit s’intéresser de plu en plus à tout l’homme dans le catholique et, par-delà les catholiques, à atteindre tous les hommes. C’est (note le P. Gabel) une conception assez différente de celle qui a prévalu jusqu’à présent »...
= 3e temps de ce raisonnement : une fois posé (1er point) le postulat du droit à l’information dans l’Eglise, et une fois acquis (2e point) la révolution que cela entraîne dans la conception d’un journal (voire d’un journalisme) catholique digne de ce nom, la boucle est bouclée en faisant valoir la transformation que cela doit opérer dans l’Eglise comme dans la société :
« Une société est saine et vivante quand elle est en état de dialogue. Le dialogue exige vérité et confiance : il a besoin d’un climat de liberté. Or, seule une information objective, ample et permanente sur les événements intéressant toute la société rend le dialogue possible et effectif. Le bienfait étant si chrétien, pourquoi n’en pas prendre le chemin dans l’Eglise, audacieusement ? Ne serait-ce pas là aussi un signe des temps ? » (On notera le vocabulaire qui allait être celui de Gaudium et spes, et une perspective d’Eglise en dialogue qui sera prise à son compte par Paul VI dès sa 1ère encyclique, Ecclesiam suam (en 1964, soit un an après cet article de Gabel). Ailleurs, il dira : « En parlant du droit à l’information, il ne faudrait pas dire : ce droit existe même dans l’Eglise, mais il faut dire : ce droit existe à plus forte raison dans l’Eglise. En effet, si le droit à l’information repose sur les solidarités humaines et les responsabilités sociales,(alors) il n’est pas de société où il devrait être plus respecté et plus développé que dans l’Eglise. »
Remarques :
1) Selon le P. Wenger, c’est ce ton audacieux qui aura fermé au P. Gabel les portes du Concile, où il ne sera convié ni pour l’organisation de l’information (c’est au P. François Bernard, de la Croix, qu’on fera appel pour en animer la section francophone), ni comme expert – et c’est sans doute en partie cette absence qui nous a valu une texte aussi bâclé de Vatican II sur les médias, que notre confrère fit discréditer à distance par ses évêques amis (Inter mirifica, le plus mal voté de tout le Concile !)... Gabel se rattrapera en devenant ensuite consulteur du tout nouveau Conseil pontifical des moyens de communication sociale, au sein de laquelle il imprimera sa marque au véritable document catholique d’esprit conciliaire sur les médias (instruction Communio et progressio, publiée en 1971). Au passage, il se sera montré très critique sur la chape de silence que la Curie romaine voulait imposer aux débats conciliaires : « Un secret n’est valable que s’il est utile, et il n’est utile que s’il est possible » (il ne disait pas la même chose dix ans plus tôt, quand il était aux manettes...)
2) L’ironie de l’histoire veut également que le P. Gabel eut lui-même beaucoup de mal à concrétiser une telle ecclésiologie dans son positionnement et son management au sein de la rédaction, alors qu’il était (sincèrement) si soucieux de la promouvoir dans les colonnes du journal. Il était conscient de cette contradiction, due principalement à son tempérament et qui allait être à l’origine de son départ dramatique de la Croix : comme l’a fait apparaître Charles Ehlinger en reprenant sa correspondance avec ses supérieurs, Gabel a été victime en 1956-57 d’une volonté déterminée des nouveaux responsables de l’Assomption (surtout le P. Wilfrid Dufault, un Américain élu supérieur général en 1952) d’associer les laïcs de la Bonne Presse aux orientations éditoriales des titres, et non plus seulement à la gestion de la maison. Si la théologie du P. Gabel était en phase avec ce changement de ligne voulu au plus haut niveau, son caractère bloquait... Une lettre du P. Dufault, en janvier 1956, le contraint à recadrer et ses fonctions et son mode de fonctionnement : l’heure était désormais à la direction collégiale, tant à la tête du journal (avec les PP. Louis Le Bartz et Lucien Guissard, ainsi que M. Alfred Michelin) que pour la direction doctrinale de l’ensemble de la Bonne Presse (que Gabel allait devoir partager avec les PP. Girard-Reydet et Odil) ; au plan personnel, on lui demandait de
« réviser (son) attitude envers le personnel » et « créer autour de (lui) un climat de confiance et de travail plus favorable »... Notre Alsacien en fut déstabilisé, voyant là une menace contre ses prérogatives de responsable religieux, voyant aussi, dans la montée en puissance des laïcs, une menace contre la place de l’information religieuse dans les pages de la Croix. Aux abois, il accumula les maladresses qui, outre ses problèmes de santé, précipitèrent son départ forcé.
(N.B. On peut voir une ironie supplémentaire de l’histoire dans le fait que, une fois Gabel parti, son successeur Antoine Wenger n’accepta le poste qu’à condition de rester le vrai patron du journal... et c’est, en partie du moins, pour des raisons analogues qu’il le quittera à son tour – de son propre chef, lui – douze ans plus tard, au début de 1969, restant dans les
tablettes comme le dernier assomptionniste à avoir été seul maître à bord – après Dieu ! – du navire-amiral de la Bonne Presse...).
Un héritage à actualiser
Pour le 1er anniversaire de la mort du P. Gabel, son successeur à l’Ucip fut reçu par Paul VI. Le pape rendit hommage à cet «infatigable promoteur du journalisme catholique », qui eut « comme but de sa vie de transformer ce grand moyen d’information et de formation en un efficace service de vérité et de charité, et en un instrument de communion entre les hommes ». Pour le 20e anniversaire, les 14-15 octobre 1988 à l’Unesco (Paris), l’Ucip consacra tout un colloque au P. Emile Gabel, dont les actes furent publiés l’année suivante en Suisse (voir note ci-dessous).
A lire (ou relire) aussi bien les textes du P. Gabel que les études qui lui ont été consacrées (par l’Ucip, je viens de le mentionner, mais aussi dans cette maison – ainsi lors d’un séminaire de l’Université Bayard en 1995-96 sur le thème « Qu’est-ce qu’un journal catholique... » pour le P. Gabel et aujourd’hui), on est frappé à la fois par des intuitions qui restent assez fulgurantes (comme des évidences qui sautent d’autant plus aux yeux qu’elles tardent, encore 50 ans après, à entrer dans les faits) mais aussi par leur côté très daté. On le voit à plusieurs niveaux :
= le contexte socio-historique dans lequel cette pensée est née : une époque de tensions très spécifiques, tant à l’échelle de la planète qu’au sein du catholicisme (on est encore, d’une certaine manière, en « régime de chrétienté ») ;
= le tournant qu’a représenté Vatican II, pour l’Eglise et son rapport au monde : Gabel l’a anticipé (« Il a senti le Concile avant le Concile », dira Jean Boissonnat), mais il n’a pas eu le temps d’en faire valoir toute la « réception » nécessaire – notamment, poursuit Boissonnat au sens où « la Croix n’a pas simplement pour mission de faire entrer l’Eglise dans le monde, mais aussi de faire entrer le monde dans l’Eglise » ;
= l’optimisme qui nimbe l’esprit de ces années, sur fond de « 30 glorieuses », de foi dans le progrès et de générosité conciliaire : la vision gabélienne des médias est, à l’image de son temps, très volontariste et foncièrement optimiste, pas si loin de l’utopie mcluhanienne du « village global »...
= la véritable mystique des médias que Gabel a cultivée autour de leur développement (« Ils tissent un réseau autour de l’homme, jusque dans le cloître le plus reculé. C’est un réseau spirituel, impalpable mais réel tout de même, dont aucun individu ne peut se libérer, même si lui-même ne voyait jamais un film et ne regardait jamais une émission de télévision. (...) Une sorte de pression atmosphérique qui, quoi qu’on veuille ou fasse, règle notre respiration. »)
= l’absence de toute différenciation entre les différents médias, dans leurs logiques techniques et leur impact psychosociologique (avec même, à la clé, une polarisation de la réflexion sur les médias électroniques, comme on l’observe souvent dans l’Eglise, y compris parmi les journalistes... de presse écrite !)
On voit bien que tout cela est assez daté.
Comment aller plus loin aujourd’hui ? Je n’ai pas la réponse... en tout ca, pas à moi tout seul. C’est peut-être le moment, du coup, de vous donner la parole pour réfléchir ensemble à des actualisations possibles de telle ou telle intuition de notre glorieux aîné. J’en indique simplement, pour finir, quelques pistes :
= le rapport à l’Eglise, d’abord. Emile Gabel disait : « Par-delà nos divergences, ayons le sens de l’Eglise » (1953). Ni godillot, ni insoumis, lui-même était un « rebelle obéissant ». Pouvons-nous (et devons-nous ?) faire preuve nous-mêmes, à notre façon, à la fois de cette pleine liberté personnelle et de cette fidélité à une instance qui nous dépasse ?
= la place des médias dans la vie de l’Eglise et du monde, en intégrant évidemment les nouveautés technologiques (en premier lieu, le numérique !) qui déplacent la donne et constituent autant de défis inédits ; = ce que nous appelons le « regard chrétien sur l’événement » (Gabel disait plutôt : « le situer dans une perspective de foi »), à partir de quels critères se constitue-t-il ? Dans la Croix des années 50, la doctrine primait : celle du Magistère, mais aussi – il ne faut pas insulter l’intelligence de nos aînés – le discernement théologique et éthique des responsables du journal : alors, quels « ingrédients » pour aujourd’hui ? Le rôle des médias est-il pour nous, comme pour Gabel, de faire se rencontrer le message évangélique et l’histoire humaine ?
= la nécessaire « inculturation » de l’Evangile dans une société marquée par les médias (avec le rôle irremplaçable des journaux - et des journalistes – chrétiens dans ce processus.
...Et je ne parle pas, bien sûr, de la place spécifique de notre quotidien, la Croix, dans tout ça : alors que Gabel voulait en faire « le journal du gros de la troupe » (et non plus des seules élites ou des cadres de l’institution ecclésiastique), nous-mêmes, que voulons-nous en faire ? Au nom de quelles valeurs, et au service de quel projet ? Vaste question... sur laquelle je vais donc vous laisser discerner... non sans vous confier ce qui fut en quelque sorte son dernier mot, la finale de son texte inachevé (« La communication sociale, approche théologique ») aux accents très pauliniens : « Que les hommes soient plus cultivés, mieux informés, davantage distraits, cela est bon en soi. Le chrétien ne peut que l’approuver. Mais il va plus loin. Il veut que tous els hommes et tous les peuples se connaissent, se comprennent ; se comprenant, s’apprécient ; s’appréciant, s’entendent ; s’entendant, se veuillent solidaires. Ainsi ils seront un. Ainsi la connaissance s’achève en amour. C’est la perfection du christianisme. » (L’enjeu des média, p. 439)
Donc, allons plus loin ! Je vous remercie.
M. K.
Sources utilisées :
= « Le P. Émile Gabel, figure du journalisme catholique » Dossier réalisé par Nicolas Senèze dans La Croix (26-27 avril 2008). = Art. « Gunfrid (Emile) Gabel (1908-1968) », dans Notices biographiques AA, de Jean-Paul Périer-Muzet (année ?).
= Art. « Un grand Alsacien : Emile Gabel », d’Antoine Wenger, dans Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie du Ried-Nord (Drusenheim, 2000), pp. 11-36. = « La destitution du Père Gabel », note annexe à Trente ans de presse catholique. Les choix de Bayard-Presse, 1955-1985. Entretiens de Charles Ehlinger avec les dirigeants de Bayard- Presse, document 8 (Archives de la Province assomptionniste de France, édition ronéotypée, revue en 1997).
= Art. « Journaliste et catholique ? Les réponses d’Emile Gabel », de Michel Kubler, dans Cahiers de l’Université, n° 8 (Bayard-Presse, 1996 ?). = Colloque Père Emile Gabel (Paris, 14-15 octobre 1988). Actes édités par l’Ucip (Editions universitaires, Fribourg-Suisse).
= Cent ans d’histoire de La Croix (1883-1983), sous la dir. de René Rémond et Emile Poulat (Centurion, 1988), notamment le chapitre « La Croix, Rome et le catholicisme français (1950- 1954) », par Etienne Fouilloux, pp. 322-339, et la « Chronologie du P. Gabel », par Charles Monsch, pp. 442-445.
= L’enjeu des média. Textes d’Emile Gabel, réunis par l’Association des Amis du Père Gabel (Mame 1971). = « Le Père Gabel (1908-1968) », supplément à Journalistes catholiques (bulletin trimestriel de l’Ucip), n° 38 (mars-avril 1968).