19èmes Journées Saint François de Sales - 2015 - Compte rendu
Les 19èmes Journées d’Études François de Sales organisées par la Fédération des Médias Catholiques ont réuni 170 journalistes, responsables éditoriaux et communicants des médias catholiques les 22 et 23 janvier 2015 à Annecy, sur le thème « Accompagner nos publics sur les pistes du nouveau monde ».
Fait notable, 50 % des participants n’étaient pas présents l’an dernier et 50 personnes assistaient pour la première fois aux Journées d’Annecy, ce qui témoigne d’un renouvellement important de la participation. Après les jours difficiles passés par les maisons de presse, les professionnels et bénévoles de la presse catholique avaient à cœur de se retrouver, de partager et d’échanger autour de projets, de prendre le temps du recul et de l’analyse.
Avec des ateliers sur le thème « Face à nos publics » (synodes sur la famille, fin de vie, écologie…), des conférences riches et des intervenants marquants (le Frère Timothy Radcliffe, Jean-Paul Delevoye, Jean-François Colosimo, le Père Stalla-Bourdillon, le Père Henri-Jérôme Gagey, l’abbé Pierre-Hervé Grosjean, le Père Thierry Magnin, Guilhem Fouetillou, Maître Thierry Massis, Ghaleb Bencheikh, Salim Bachi, Maître François Sureau, François Villeroy de Galhau…) ces Journées 2015 ont particulièrement répondu à ces attentes.
Vous trouverez ci-dessous les enregistrements des conférences et débats de ces Journées :
Face aux avenirs possibles, l’Église catholique doit-elle, peut-elle, être une contre-culture ?
Intervenants :
Père Henri-Jérôme Gagey
Responsable du Projet prioritaire d’innovation en anthropologie chrétienne à l’Institut catholique de Paris et directeur de la collection Theologia chez Bayard Éditions ; co-auteur du Padreblog
Abbé Grosjean
Attaché au diocèse de Versailles, où il est secrétaire général de Commission Éthique et Politique, et curé de Saint-Cyr-l’École
Père Thierry Magnin
Docteur en physique, Recteur de l’Université catholique de Lyon, président de la Fédération des Universités catholiques européennes (Fuce)
Comment les médias catholiques peuvent-ils faire un bon usage des nouveaux univers numériques ?
Intervenants :
Isabelle de Gaulmyn
Responsable du site La Croix.com.
Guilhem Fouetillou
Co-fondateur et directeur général de Linkfluence, institut d’études spécialisé dans la veille, l’analyse et la cartographie des conversations du web, étudie les mécaniques d’influence sur Internet et enseigne à Sciences-Po Paris.
Débat :
Intervenants :
Maître Thierry Massis
Avocat de la Conférence des Évêques de France, spécialiste du droit de la presse, organisateur des conférence « droit liberté et foi », membre de la commission consultative des droits de l’homme au nom des Evêques de France.
Salim Bachi
Romancier franco-algérien, auteur d’une biographie romancée et controversée de Mahomet (Le silence de Mahomet – Gallimard, 2008).
Ghaleb Bencheickh
Présentateur de l'émission dominicale Islam sur France 2, physicien, théologien, auteur de nombreux livres : Lettre ouverte aux islamistes – Bayard, 2008 ; La laïcité au regard du Coran – Presses de la Renaissance, 2005, Président du conseil mondial des religions pour la paix, auteur du texte « Il est temps de refonder la pensée théologique islamique » (Slate.fr).
L’espérance, à quelles conditions ?
Intervenants :
François Sureau
Avocat et écrivain, prix 2011 des écrivains croyants pour Inigo (Gallimard), cofondateur et codirecteur de la Revue française d’économie, président-fondateur de l’association Pierre Claver qui aide les personnes réfugiées en France, membre du comité de rédaction de la revue Commentaire ; depuis une dizaine d’années, il est devenu catholique de rite byzantin.
François Villeroy de Galhau
Directeur général délégué du groupe BNP Paribas, auteur de L’espérance d’un Européen (Odile Jacob, 2014), énarque, polytechnicien et inspecteur des finances, ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn puis de Claude Sautter au ministère de l’Économie et des Finances, PDG de Cetelemet de BNP Paribas Personal Finance ; il a également fait partie de la Commission Attali pour la libération de la croissance française?
P. Timothy Radcliffe
Ancien Maitre de l’Ordre des Frères prêcheurs (1992-2001)
L'enregistrement de cette conférence n'étant pas disponible, nous mettons en ligne le texte écrit.
Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui.
Si j’en crois Frédéric Mounier et les organisateurs de ces « Journées », je dois vous parler « du monde nouveau qui se dessine rapidement dans tous les domaines (vie affective, vie économique, nouvelles technologies, éducation, vie spirituelle, etc..).
Voici quelle était la demande des organisateurs : « Face à ces nouveaux mondes, beaucoup de catholiques se sentent désorientés. Nous pouvons donc nous demander, à partir de la foi que nous partageons, quels sont les nouvelles boussoles, les nouveaux radars pour se ré-orienter ? Parce que l’humanité devient toujours un peu plus « sur-humaine », quelle partition les religions (et particulièrement la nôtre) doivent-elles jouer dans ce nouveau monde ? Devons-nous nous opposer, voire combattre ces nouvelles manières de penser, de prendre soin, de faire des affaires, d’aimer, de prier, de célébrer ? Ou bien devons-nous « faire avec » elles, nous y « couler » pour imaginer d’autres façons de vivre notre foi ?
Telle était la commande.
J’ai d’abord répondu aux organisateurs que j’étais bien trop âgé pour parler de ces nouveaux mondes. J’aurais préféré laisser la place à quelqu’un de vraiment jeune !
Mais les organisateurs ont répondu qu’ils me voulaient, personnellement !...
Alors, j’ai organisé une réunion avec mes jeunes frères dominicains à Oxford, et je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient. J’ai aussi pas mal surfé sur le web, et j’ai passé beaucoup de temps à arpenter Google… J’ai aussi posé des questions aux enfants de mes amis.
Alors, je vous demande, avant toutes choses, de bien vouloir me pardonner si je ne réponds pas à vos attentes.
Je pense souvent à un frère dominicain qui, lui aussi, devait faire une conférence. C’était à Chicago. Après ses derniers mots, il a senti que les applaudissements manquaient de chaleur. Il s’est alors tourné vers son voisin : « J’espère que je n’ai pas été mauvais à ce point ? ». L’autre lui a répondu : « Ce n’est pas contre vous que j’en ai, mais plutôt contre celui qui vous a demandé de venir parler ».
Alors, si je suis à côté de la plaque, je vous demande de vous en prendre à Frédéric et aux organisateurs !
J’ai donc été particulièrement attentif aux nouvelles générations, ceux qui ont vingt ans. Sont-ils notre futur ? Que désirent-ils ?
Pour saint Thomas d’Aquin, nos désirs nous conduisent vers ce qui est bon. Certes, nous pouvons hésiter sur ce que nous voulons, nous pouvons « désirer trop peu », mais il y a toujours, dans nos désirs, quelque chose de vrai. Et donc je me demande comment l’Église peut-elle comprendre les nouveaux désirs exprimés par les jeunes, comment peut-elle les toucher, les approfondir ? Ceci éclairera le nouveau monde qui est en train d’apparaître..
Il me semble que le tout premier désir des jeunes, aujourd’hui, est d’être reconnus et acceptés. De façon générale, la source des mécontentements dans notre monde vient d’une demande de reconnaissance.
Le philosophe Charles Taylor, qui a travaillé sur « l’âge séculier » évoque à ce sujet une « exigence de reconnaissance intersubjective des identités ». Ainsi, des jeunes musulmans en colère se radicalisent dès lors qu’ils se sentent invisibles. Ils nous disent : « Je suis là ! Et je vais faire en sorte que vous me voyiez, même en vous faisant peur. »
Qui est cette nouvelle génération ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, notamment parce que les identités sont désormais diluées. Les générations précédentes relevaient de profils clairs. Pour ce qui me concerne, je suis un enfant du « baby-boom ». Lors de mon séjour à Paris, dans les années 70, notre slogan était : « L’imagination au pouvoir ! » Nous lisions Sartre et Michel Foucault et nous voulions changer le monde. Puis il y a eu la « génération X », puis la « génération Y », chacune avec ses propres désirs, ses propres héros. Nous en sommes aujourd’hui à la « génération du millénaires », ceux qui ont eu 18 ans à partir de l’an 2000. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Nous devons savoir si nous allons leur donner la reconnaissance qu’ils désirent.
On les appelle la « génération fragmentée ». Parce qu’ils choisissent des identités multiples. En effet, sur le web, chacun peut se créer sa propre identité, à sa guise. Selon des chercheurs américains qui ont étudié cette génération (1) (Scott Seider, Boston University and Howard Gardner, Harvard University « The Fragmented Generation » Journal of College & Character p. 2) : « Nous voyons des jeunes adultes qui présentent une identité à l’école ou au travail, et qui en projettent une autre, absolument différente, sur FaceBook ou MySpace. D’autres jeunes adultes créent des avatars sur des réseaux en ligne, comme Second Life, qui n’ont que peu de ressemblance, voire sont en totale opposition, avec leurs personnages dans la « première vie ». D’autres jeunes adultes disent également être présents sur de nombreux sites de rencontres, construisant des profils très différents pour chacun d’eux. »
Pensons à Facebook. Je n’ai été présent sur ce réseau que peu de temps. J’ai arrêté parce que cela me prenait trop de temps, et aussi parce que je n’aimais pas me regarder en face ! Sur Facebook, vous choisissez quel visage vous présentez à vos amis. Le plus courant est le selfie, dans lequel vous vous présentez avec un ami ou quelque part, dans un lieu excitant : voilà comment je veux être vu aujourd’hui ! Vous construisez votre propre marque. C’est ainsi que Zuckerberg, le fondateur de Facebook, se montre toujours vêtu du même sweatshirt gris.
Dans ce contexte, le premier défi pour l’Église est de voir les visages que ces jeunes nous présentent, de les accepter, et de leur sourire. Les gens proposent des identités multiples : ils sont hétéros ou homos, écolos ou gothiques, amoureux ou en recherche… Ils doivent savoir qu’ils sont vus et reconnus comme ils se présentent. Ensuite, nous pouvons les inviter à découvrir une identité plus profonde.
Mais je voudrais dire que nous ne faisons pas que construire nos visages. Ceux-ci se forment également en réponse au regard que les autres portent sur nous. En tout premier lieu, nos visages ont répondu aux visages souriants de nos parents, qui se sont penchés sur nos berceaux et ont fait d’étranges mimiques qui font rire les bébés ! Leurs visages nous ont appris comment faire face au monde.
Mais, au-delà de ce désir universellement partagé de présenter un visage, il y a un désir plus profond, celui que connaissait Israël. C’est le désir de voir sourire Dieu. « Fais briller ta face, et nous serons sauvés! ». Le sourire de Dieu est devenu corps et sang par le visage d’un Juif du premier siècle, Jésus de Nazareth. Il a regardé les hommes avec bonheur, prenant du plaisir en eux. Il a regardé Nathaniel sous son figuier, et a vu en lui « un véritable fils d'Israël, un homme qui ne sait pas mentir » (Jn 1:47). Il a regardé le brave petit Zachée dans son arbre, et a vu en lui une bonne personne. Il a regardé Pierre qui venait juste de le renier, et a vu en lui un disciple qui reviendrait bientôt vers lui.
En fait, la première chose que nous offrons à nos contemporains en recherche, ce sont nos visages, qui les considèrent avec amour : des visages pour la génération Facebook. Comme le disait le philosophe du langage Wittgenstein : « Le visage est l’âme du corps ».
L’un des plus grands romans du XXème siècle est « Gilead » (Actes sud, 2008), de la romancière américaine Marilynne Robinson. Son héros nous dit : « Chaque visage humain est un cri qui vous est adressé, parce que vous ne pouvez pas échapper à comprendre sa singularité, son courage et sa solitude. » Ainsi, nous devons VOIR le courage, la bonté, l’humour et aussi la solitude que portent les visages des jeunes.
Nos visages ne sont pas simplement choisis, comme le sont des masques. Ils évoluent et se dévoilent sous le regard des autres. Si nous regardons les visages des jeunes avec amour, ils découvriront quel visage offrir au monde, un regard qui réfléchisse le sourire de Dieu. Dans son livre publié en 1982, « Monsignor Quixote », un pastiche de Don Quichotte, Graham Greene fait dire à son héros, un prêtre, que le visage humain est « le miroir de l’image de Dieu ».
Mais là, nous avons un problème : la génération Facebook souhaite CHOISIR son propre visage. Ils ne veulent pas qu’il soit défini ni par la société, ni par l’Église, ni même par la famille. Les enfants ne veulent pas que leurs parents voient leur page Facebook ! Vous pouvez être qui vous voulez.
Dans son autobiographie, Constance Briscoe, avocate britannique d’origine jamaïcaine devenue l’une des premières juges d’origine noire au Royaume-Uni, a écrit : « Vous pouvez être qui vous voulez ! Vous devez juste croire en vous-même ! » Et son parcours l’a démontré : issue d’un milieu défavorisé, et d’une minorité ethnique, elle a pu devenir juge. Mais ce même parcours a également démontré l’inverse : elle vient de passer plusieurs mois en prison pour entrave au cours de la justice et parjure. Mais cela, elle ne l’a pas choisi !
Il n’est pas vrai que je puisse être qui je veux.
Pour ce qui me concerne, je ne pourrais jamais être économe provincial, pas plus que je ne pourrais courir le marathon ! Je n’ai ni l’esprit nécessaire au premier ni le corps nécessaire à l’autre. Mais Dieu ne nous dit pas : « Vous pouvez être qui vous voulez ». Dieu dit quelque chose de bien plus grand : « Vous pouvez bien plus que tout ce que vous ne pourrez jamais imaginer. » Vous pouvez devenir Fils de Dieu. Pour une génération qui refuse des définitions par trop étroites des identités, l’Evangile offre la libération ultime, la divinisation. Nous ne voulons pas être définis comme les enfants de notre milieu, de notre famille ou de notre ethnie. Nous sommes bien plus, nous sommes les enfants de Dieu. Voir le visage de Dieu signifie découvrir une liberté bien au-delà de toutes les images sur Facebook. Comme le dit saint Paul (Ga 3.28), nous sommes libres de n’être ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, ni homme ni femme. Pouvons-nous offrir à la génération Facebook un visage qui les reconnaisse, mais les invite à devenir bien plus que ce qu’ils ont jamais imaginé ?
Il faut aussi prendre en compte le génie génétique, qui rend désormais possible de modifier la nature humaine, et cela de façon totalement inimaginable pour nos ancêtres. Par exemple, on parle aujourd’hui du « transhumanisme », qui « prône l'usage des sciences et des techniques, ainsi que des croyances spirituelles, afin d'améliorer les caractéristiques intellectuelles, physiques et mentales des êtres humains. » (Wikipedia). Cela pose des questions éthiques sur lesquelles je dois dire que je n’ai jamais réfléchi. Mais je veux juste dire ceci : L’Église ne doit pas craindre d’explorer ces nouveaux thèmes avec un véritable courage intellectuel. Confrontée à ces nouvelles thématiques, l’Église est souvent tentée d’être sur la défensive. Nous voulons construire un mur nous protégeant de ces nouvelles questions dont nous avons peur. Mais l’Église n’est jamais aussi vivante que lorsque nous ne craignons pas de plonger dans les débats, lorsque nous sommes certes impatients de partager notre foi, mais aussi impatients d’apprendre..
Lorsque Saint Dominique a fondé l’Ordre des Prêcheurs au treizième siècle, il a envoyé étudier les nouveaux frères, au sein des nouvelles universités, les textes nouveaux qui parvenaient du monde arabe. Nous devons oser nous confronter à ces nouvelles questions, dont nous ne connaissons pas les réponses, en ayant la confiance nécessaire pour les découvrir si nous réfléchissons et si nous prions ! Nous ne devons pas avoir peur de ne pas connaitre les réponses. Quelqu’un demandait à Yves Congar, le père de Vatican II, si ses réponses étaient justes. Il a répondu qu’il ne savait pas, mais que les questions étaient les bonnes !
Un autre désir fort de ce nouveau monde est de vivre réellement et pas seulement de survivre. Le chanteur américain John Denver (mort en 1997) : ‘I want to live, I want to grow, I want to see, I want to know, I want to share what I can give, I want to be, I want to live.’ : “Je veux vivre, je veux grandir, je veux voir, je veux savoir, je veux partager ce que je peux donner, je veux être, je veux vivre. »
Être vivant signifie vivre des expériences, que vous pouvez ensuite partager sur Facebook ou Twitter. Quelque part, il se passe quelque chose d’intéressant, et je veux y participer. Le Réseau social permet à tous de rejoindre, de partager une expérience, qu’il s’agisse d’une rave party ou d’une manifestation, d’une fête ou d’une rencontre place Tahrir au Caire ou encore une manifestation à Hong-Kong.
Les célébrités sont l’objet d’une attention fébrile parce qu’elles semblent vivantes. Parce qu’elles sont présentes dans les médias, elles doivent être réelles. Une fois, j’étais à la librairie La Procure à Paris, où je signais mes livres, et j’ai vu des centaines de gens faire la queue pour faire dédicacer leur exemplaire. Et j’ai entendu quelqu’un dire : « C’est l’oncle de Harry Potter ! ». Daniel Radcliffe ! Hélas, ce n’était pas vrai, mais je n’ai rien dit jusqu’à ce que tous les livres soient signés… J’espère que vous n’êtes pas venus ici pour la même raison !
Au sein du christianisme, c’est le pentecôtisme qui connait la plus forte croissance, aussi bien dans l’Église catholique qu’en dehors. Il offre une expérience vivante. Le Saint Esprit est là ; quelque chose se passe ! Mais les expériences intenses durent rarement longtemps. A leur issue, souvent, les gens se sentent vidés. Parmi ceux qui ont vécu de telles expériences, peu restent pratiquants. Le taux de chute est de l’ordre de 50 %
Quelle expérience l’Église peut-elle offrir ? Les JMJ sont, sur ce plan, très importantes. Des millions de jeunes partagent un événement extraordinaire. Ils prennent des photos, les mettent sur Facebook, les partagent avec leurs amis. Les pèlerinages sont encore plus importants, qu’il s’agisse de Lourdes, de St Jacques de Compostelle, de Medjugorje. Mais quelle expérience pouvons-nous offrir aux jeunes quand la vie est rude, quand nous traversons une nuit obscure ou un temps d’acédie ? Que pouvons-nous offrir quand il semble que rien ne se passe ? C’est bien le cas de la plupart des célébrations eucharistiques !
Je pense qu’il existe, au cœur du christianisme, une douce joie qui est suffisamment profonde pour prendre en compte même les moments de souffrance et d’obscurité. C’est le centre de la vie contemplative. Parfois, c’est à peine sous-jacent, tout juste perceptible. Je l’ai souvent expérimenté en Afrique, même dans des moments difficiles, de guerre civile. Ainsi, nous devons aider nos contemporains à expérimenter la profondeur tranquille de la joie de Dieu, qui n’est pas toujours tonitruante.
Le troisième désir des jeunes, partout, est d’améliorer le monde. Souvent, on entend : « I want to make a difference », « Je veux faire la différence ». Sur le plan moral, cette nouvelle génération est bien plus sérieuse que celle qui l’a précédé. Ils ont souvent dépassé les illusions du consumérisme. Ils sont parfaitement conscients des souffrances des pauvres et de la destruction de la planète. Ils ne désespèrent pas de faire quelque chose pour l’humanité et notre petite planète.
Ils n’attendent pas des politiciens qu’ils changent les choses. La plupart sont profondément déçus par les institutions, qu’elles soient politiques, judiciaires ou religieuses. En Grande-Bretagne je ne vois aucun homme politique qui soit respecté. Beaucoup de cela remonte à l’erreur tragique de la guerre en Irak en 2003. Mais c’est la même chose partout en Occident, en France, en Italie, aux Etats-Unis.
Pourtant, la génération du millénaire a confiance dans sa capacité à changer les choses d’une autre manière. Peut-être avez-vous entendu parler du site Avaaz ? Il se définit comme un « mouvement mondial en ligne qui donne aux citoyens les moyens de peser sur les prises de décisions partout dans le monde. » Avaaz a une quarantaine de millions d’inscrits, dont plus de quatre millions en France. Sur la page d’accueil, on peut lire : « Avaaz offre à des millions de personnes venues de tous les horizons la possibilité d'agir sur les questions internationales les plus urgentes, de la pauvreté à la crise au Moyen-Orient et au changement climatique. Notre modèle de mobilisation par internet permet à des milliers d'efforts individuels, aussi petits soient-ils, de se combiner rapidement pour devenir une puissante force collective. »
Ainsi, la génération du millénaire est prête à se consacrer généreusement à la transformation du monde. Elle se déclare prête à faire des sacrifices. Il n’est pas juste de dire que ces jeunes ne pensent qu’à bouffer, boire et baiser !
Selon un récent sondage (http://www.breitbart.com/Breitbart-London/2014/10/31/Shock-Poll-One-in-Seven-Young-Britons-Sympathises-with-ISIS), 14 % des jeunes britanniques se déclareraient sympathisants de Daesh. Ces jeunes n’approuvent probablement pas l’extrémisme islamique. Mais ils sont attirés par sa demande d’un engagement intégral, d’un sacrifice de soi qui défie le monde. Beaucoup de jeunes aimeraient faire le sacrifice de leur vie, pourvu qu’ils trouvent une cause qui en vaille la peine. L’Église se doit de mobiliser les jeunes et leur montrer qu’elle incarne une telle cause.
Et d’abord, nous devons changer l’image qu’ont les gens de l’Église. Le mot « Église » évoque des vieux messieurs vêtus de drôles d’habits disant aux gens comment ils doivent se comporter au lit. Les gens imaginent une hiérarchie rigide composée d’hommes vêtus de robes et portant de drôles de chapeaux qui sont à côté de la plaque.
Or, l’Église est le numéro deux des organismes caritatifs dans le monde. En termes d’éducation à la santé, c’est la première organisation mondiale. La moitié des malades du sida est soignée par des organismes d’Église. Les gens s’imaginent l’Église opprimant les femmes, mais les femmes catholiques, spécialement les religieuses, travaillent partout en faveur des droits des femmes et leur dignité. Evidemment, nous avons encore beaucoup de défis à affronter dans l’Église, mais aucune organisation n’est autant engagée sur le plan global. Donc, si nous voulons toucher la grande générosité de nos contemporains, nous devons montrer l’Église telle qu’elle est, soit quasiment la première organisation caritative dans le monde, présente partout où sévissent la crise et la pauvreté.
Par ailleurs, nous ne devons pas craindre d’offrir aux jeunes un christianisme très exigeant. Nous devons oser exprimer, d’une certaine façon, des engagements encore plus radicaux que ceux de Daesh ! Nous sommes tentés de « vendre » le christianisme comme une spiritualité inoffensive, sans douleurs. Il suffirait d’allumer une bougie et de se situer dans l’Ennéagramme !.. Le christianisme deviendrait ainsi un accessoire de développement personnel, d’hygiène de vie, comme la salle de gym ou l’aromathérapie. Mais qui donnerait sa vie pour l’aromathérapie ? Mais le christianisme est dangereux. Il peut vous coûter la vie. Il devrait être assorti d’une « mise en garde du ministère de la Santé ». Jésus nous demande de prendre notre croix et de le suivre. Si nous présentons ainsi les exigences radicales du christianisme, elles effraieront peut-être certains, mais au moins ils seront intéressés. Ce meilleur-là, nous le devons aux jeunes. Et nous n’oublions pas les journalistes qui donnent leurs vies pour nous informer sur les zones de guerre dans le monde. Qu’ils soient remerciés !
Je pense que vous avez tous vu le film « Des hommes et des dieux ». Il touche à peu près tout le monde parce que nous voyons comment ces moines risquent leur vie. Ce meilleur-là, nous le devons aux jeunes. Je me souviens d’un de mes frères dominicains américains assez amoureux de la dive bouteille. Son médecin lui a dit : « Père, la meilleure solution pour vous serait de vous arrêter de boire. » Il a répondu : « Je ne suis pas digne de cette meilleure solution. Quelle est l’autre meilleure solution ? »
Environ 100 000 chrétiens sont tués chaque année en raison de leur foi. Il y a peu de chances que cela arrive à aucun d’entre nous. Mais nous devons trouver une manière d’en appeler à la générosité radicale des jeunes. Juste avant de mourir, Pierre Claverie, évêque d’Oran s’est exprimé sur ce qu’il appelait le « martyre blanc » : « Le martyre blanc est la lutte que chacun livre pour vivre chaque jour, le don de la vie goutte à goutte – dans un regard, une présence, un sourire, un geste d’intérêt, un service, dans toutes ces choses qui font de la vie une vie partagée, donnée, livrée aux autres. C’est là où l’ouverture et le détachement prennent le sens de martyre, d’immolation – en livrant sa vie. » Si nous nous contentons de demander peu aux jeunes, nous ne recevrons que peu. Si nous leur demandons beaucoup, alors, ils nous donneront tout !
Je voudrais enfin évoquer un ultime désir exprimé par cette génération du millénaire, sauf, évidemment, ceux qui sont attirés par le fondamentalisme : ils veulent une société tolérante.
La plupart veulent une société où chacun est accepté pour ce qu’il est, sans jugement ni préjugés. C’est un phénomène extraordinairement nouveau. Quand j’étais adolescent, la société britannique, où j’ai grandi, était pleine de préjugés : la classe, la race, le paternalisme à l’encontre des femmes, le rejet des personnes homosexuelles, l’antisémitisme, etc..… Même les Français en étaient victimes : on les appelait les « frogs », les « mangeurs de grenouilles » ! Moi-même, j’ai grandi dans une famille merveilleuse, mais avec un très fort préjugé contre les socialistes.. Aujourd’hui, pour la plupart des jeunes, cette intolérance est incompréhensible, au moins en théorie.
Si tout ceci est un défi pour l’Église, celle-ci offre, comme en retour, un autre défi. Elle est regardée comme une institution patriarcale, qui rejette de façon dogmatique les autres points de vue, qui se méfie de ceux qui vivent différemment, notamment les personnes homosexuelles. L’attitude d’une institution envers ces derniers est devenue la baromètre de sa capacité de tolérance.
Le pape François, dans son encyclique « Evangelii Gaudium » appelle l’Église à « être toujours la maison ouverte du Père (…) une maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile. » (§ 47). Au cours du récent synode pour la famille, nous avons vu les évêques affronter ce défi. Oserons-nous devenir une maison pour tous, pour les divorcés remariés, pour les personnes homosexuelles, pour les travestis et les transgenres ? Les jeunes n’en attendent pas moins de nous.
Mais l’Église doit aussi affronter le défi de la compréhension commune de la tolérance. Celle-ci est fondée sur l’idée que l’autre personne est comme moi. Nous sommes identiques. Homo, ou hétéro, homme ou femme, Anglais ou Français, chrétien ou bouddhiste... Qu’est-ce que ça change ? Nous sommes tous les mêmes. Et donc pourquoi les personnes homosexuelles ne pourraient-elles pas se marier ? Et pourquoi se soucier des différences de religion ? Au fond, il n’y aurait pas de différences.
Mais le sociologue et historien américain Richard Sennett, dans son dernier livre « Ensemble, les rites, les plaisirs et les politiques de la coopération » (non encore traduit en français), explique que les sociétés occidentales prennent de la distance avec la différence. En raison des inégalités croissantes et de notre « société liquide » dans lesquelles chacun passe d’un emploi (pour ceux qui en ont..) ou d’un lieu à un autre, nous ne cultivons pas l’art et la manière de vivre avec des gens qui ne nous ressemblent pas et sont devenus craintifs des différences. Un autre sociologue, Zygmunt Bauman a décrit comment la mobilité des sociétés modernes encourage « le désir de se retirer d’une complexité risquée pour se replier dans l’abri de l’uniformité. »
Internet renforce cette tendance à ne se retrouver qu’entre personnes du même avis.
Sur Facebook, vous indiquez vos préférences et vous trouvez des gens qui les partagent, qu’ils soient en Chine ou au Chili. Si vous n’êtes pas d’accord, il vous suffit de vous déconnecter. Cela vous épargnera l’inconfort de la différence. Ainsi, l’Internet nous connecte à une communauté planétaire, mais peut nos déconnecter de ceux qui nous mettent au défi et qui pourraient ainsi nous faire grandir.
Le monde virtuel, perpétuellement malléable, entraine aussi un certain mépris du corps. Dans son premier roman de science-fiction, « Neuromancien », publié dès 1984, et consacré au cybermonde, William Gibson évoque ainsi « au sein de l’élite un certain mépris détendu pour le corps : le corps est de la viande ». Mais pourtant, le corps est au cœur de la foi chrétienne. Depuis 2000 ans, celle-ci combat ceux qui méprisent le corps. Le grand don du Christ est son corps, et sa résurrection. Mais ce serait une autre conférence !...
Donc, l’Église propose à nos contemporains un défi radical : vivre une tolérance plus profonde, qui se réjouit de la différence. Elle nous somme de nous mettre en chemin vers le Christ, en qui nous sommes uns.
Alors, comment l’Église se confronte-t-elle aux aspirations de ce nouveau monde, particulièrement auprès des jeunes ? J’ai dit que nous devons offrir à la fois une reconnaissance et des défis. Mais surtout, nous ne devons pas craindre d’affronter les questions dont nous ne connaissons pas encore les réponses. Nous ne pourrons enseigner que si nous sommes perçus comme des étudiants, toujours en recherche. Quand j’étais jeune dominicain, chaque soir nous rencontrions le vieux Père Chenu. A plus de 80 ans, il rentrait de ses rencontres avec des artistes, des intellectuels, des syndicalistes, des étudiants. Et toujours, il nous demandait : « Qu’avez-vous appris aujourd’hui ? »
DANS LA PRESSE
Annecy - Médias catholiques - Charlie... au coeur d'un débat sur les libertés
Le Dauphiné Libéré - 24 janvier 2015
Jusqu’où les catholiques peuvent-ils soutenir la liberté d’expression ?
La Croix - 25 janvier 2015